CHAPITRE II
Le Maraudeur décolla peu après l'aube. L'énorme astronef s'enleva comme une plume de l'astroport de Nylghur, supporté par ses champs anti-g, et commença à dériver vers le sud, poussé par les vents d'altitude. Il avait déjà parcouru plusieurs kilomètres quand Red Owens déclencha les propulseurs planétaires, dont la longue flamme violette ne tarda pas à donner au vaisseau une vitesse de plusieurs milliers de kilomètres à l'heure.
— Il y a des turbulences, constata le pacha en rectifiant certains paramètres du pilotage automatique.
— L'atmosphère de Joklun-N'Ghar a toujours été très agitée, commenta Ronny Blade. La présence de deux masses continentales importantes au sein d'un océan couvrant les deux tiers de la surface planétaire a donné naissance à un climat global proche de celui de la Terre — dans son schéma général, du moins.
Et les importantes amplitudes thermiques entre le jour et la nuit n'arrangent rien à l'affaire. Rappelle-toi comme nous avons été secoués, la dernière fois.
— Nous aurions dû suivre une trajectoire suborbitale, observa Andy Sherwood. Ça nous aurait évité d'être baladés en tout sens !
William Baker lui jeta un regard pénétrant.
— D'abord, nous ne sommes nullement « baladés », comme tu le prétends. Les dispositifs anti-g du Maraudeur peuvent compenser des accélérations fantastiques ; ce ne sont pas quelques malheureux vents d'altitude qui vont saturer nos générateurs.
Le navire survolait à présent le désert de Klaesh, vaste étendue de sable gris et de roc jaune qui séparait la colonie principale, située vers le quarante-cinquième parallèle, des concessions autonomes, attribuées à des sociétés comme celle des quatre associés, et qui toutes se trouvaient au voisinage du tropique ou de l'équateur. Au centre de cette zone désolée se dressait un massif montagneux basaltique, dont les plus hauts volcans — par bonheur éteints depuis des millions d'années — atteignaient une altitude équivalente à celle de l'Himalaya terrien.
Puis, peu à peu, la végétation refit son apparition. Les oasis devinrent plus vastes, plus nombreuses. Un semis d'arbustes et de hautes herbes remplaça progressivement le désert, avant de se transformer en une jungle inextricable, dont l'immensité d'un vert profond était sillonnée par les rubans argentés de fleuves et de rivières, avec çà et là le miroir liquide d'un lac ou d'un étang.
— Nous approchons, commenta Ronny Blade. Cette ligne de crête déchiquetée est celle des Montagnes Bleues, limite nord de notre concession.
— Bel endroit, apprécia Andy.
— L'une des formations géologiques les plus riches de la planète, intervint William Baker. Outre les diamants bleus dont nous avons réussi à faire cesser l'exploitation clandestine, on y trouve nombre de pierres précieuses ou semi-précieuses : topazes, rubis, émeraudes, saphirs — entre autres. Le sous-sol de cette partie du Kendraouang recèle également du zirconium, du tungstène et du platine, ainsi que de grandes quantités d'iridium et de chrome. Sans compter des éléments appartenant au groupe des terres rares, qui constituent près du tiers des exportations de la concession.
— Et le produit de tout ceci entre dans les caisses de la B & B Co, apprécia Sherwood, le regard songeur. Je comprends pourquoi vous avez eu des ennuis, la première fois.
Blade et Baker secouèrent la tête.
— Bert Woodson, qui a tenté de nous spolier, n'était intéressé que par les diamants, dit le premier. Il n'avait même pas connaissance de l'existence du reste. Sans notre intervention, il aurait abandonné cet endroit dès l'épuisement du gisement qu'il avait découvert lors de la première mission d'exploration.
La ligne de crête franchie, le Maraudeur survolait à présent l'autre versant, dont les contreforts escarpés descendaient vers la vaste plaine où coulait le fleuve Nextrylar.
— Nous ne devrions pas tarder à voir Yungkhar, annonça Red Owens depuis son siège de pilote. Tenez, regardez, là-bas, à la lisière de la jungle !
Il manipula quelques curseurs. Une ville apparut sur l'écran principal, entourée d'un anneau d'entrepôts et de pistes d'atterrissage pour aéronefs.
Andy Sherwood émit un sifflement admiratif.
— Tout ceci a été construit en un lustre à peine ?
— Tout à fait, assura William Baker. Lors de notre première visite, il n'y avait ici qu'une savane peuplée d'antilopes et de gzuun-k'har, de grands félins au pelage rouge et noir. Les N'Ghariens venaient parfois y chasser, quand le gibier se faisait rare dans la jungle. Aujourd'hui, l'argent qu'ils gagnent en travaillant pour nous leur permet d'être à l'abri du besoin et de la famine, ainsi que leur famille, durant toute l'année.
— Nous avons même mis au point un programme qui leur permet de continuer à exercer leurs remarquables dons artistiques, renchérit Ronny Blade. On a pu observer sur d'autres mondes ce qui se passe quand des peuplades primitives, éduquées par les soins de la confédération, se retrouvent projetées presque sans transition dans le monde moderne. Les bienfaits que leur apporte cette évolution — sur le plan de la santé, notamment — débouchent souvent sur la misère intellectuelle. La culture terrienne ne peut pas se substituer totalement à la leur, pas en l'espace d'une génération. C'est pourquoi nous avons pris soin de financer un certain nombre de jours de congé supplémentaires, durant lesquels ils peuvent se livrer à leurs activités traditionnelles, comme la sculpture ou la musique.
Red Owens grinça un vague ricanement amer.
— Tu appelles ça de la musique ? Pour moi, ça ressemblait à du bruit, ni plus, ni moins. Un mélange d'aboiements de chiens et de...
— Certaines mélodies n'ghariennes sont très belles, objecta Blade en souriant. Leurs femmes ont des voix très pures, au registre plus étendu dans l'aigu que celui des meilleures sopranos humaines.
— Je te recommande tout particulièrement leur contre-fa, ironisa Baker, s'adressant lui aussi au capitaine du Maraudeur. Il brise les verres et glace le sang.
Red Owens posa sur lui un regard lourd de reproches qui indiquait sans équivoque possible qu'il avait déjà entendu ce fameux contre-fa !
À peine le gigantesque astronef s'était-il posé sur un terrain situé bien à l'extérieur de la ville qu'une plate-forme à propulsion gravito-magnétique vint le rejoindre. À son bord se trouvaient plusieurs hommes en combinaison grise, dont Ricardo Fiora, directeur de la concession et, de fait, premier magistrat de Yungkhar.
C'était un homme grand et sympathique, aux cheveux encore noirs bien qu'il eût largement atteint la cinquantaine. Blade et Baker l'avaient engagé six ans plus tôt sur Tremçan, un monde minier sans atmosphère. Il y avait dirigé une cité minière d'une compagnie concurrente, jusqu'au jour où une manœuvre perverse d'un subordonné désireux de prendre sa place l'avait précipité au fin fond de la mine, avec les condamnés de droit commun, dans un secteur où la durée de survie moyenne n'excédait pas un an et demi. Par bonheur, sa connaissance du réseau de galeries lui avait permis de s'évader et de confondre l'ignoble traître qui avait fait de lui un forçat. Mais il ne souhaitait plus, désormais, travailler pour une compagnie qui n'avait pas eu confiance en lui à un moment où cela était essentiel. Les deux businessmen étaient passés par là au bon moment.
— Très heureux de vous revoir, déclara Ricardo Fiora quand les quatre associés débarquèrent du Maraudeur. J'ai réussi à me libérer pour vous faire effectuer moi-même la visite guidée de Yungkhar.
— Nous sommes reconnaissants de cette attention, l'assura Baker. Tout se passe bien ?
Fiora hésita une fraction de seconde avant de répondre :
— En ce moment, Yungkhar est la ville la plus calme de la planète, je peux vous le certifier. Quatre mille indigènes travaillent et vivent ici en parfaite harmonie avec le millier de colons terriens. Quant à la production, après une baisse assez sensible voici quelques mois, elle est actuellement en hausse constante, après avoir très vite retrouvé son niveau précédent. Venez, je vais vous montrer la ville.
Ils embarquèrent à bord de la plate-forme, simple disque d'une dizaine de mètres de diamètre à la circonférence ceinte d'une balustrade. Tandis que l'engin s'élevait avec un zonzonnement presque imperceptible, Andy Sherwood demanda au directeur :
— À quoi était due cette baisse ?
Ricardo Fiora cligna des yeux.
— Un problème d'extraction. Nous l'avons réglé sans attendre, mais ses conséquences ont paralysé la ville pendant deux semaines.
Blade et Baker échangèrent un regard lourd de signification.
La visite de la ville prit deux bonnes heures. La plate-forme volait dans un quasi-silence entre les façades de béton et de métal des immeubles et des usines, parfois au ras du sol, parfois à plusieurs dizaines de mètres d'altitude. Il faisait une chaleur étouffante, et Red Owens ne cessait de s'essuyer le visage en maugréant, sous les sarcasmes d'Andy Sherwood qui, pourtant, souffrait lui aussi de la température élevée.
Les techniques d'urbanisation les plus avancées avaient été utilisées lors de la conception de Yungkhar. Afin d'éviter de transformer les quartiers d'habitation des mineurs et ouvriers n'ghariens en ghettos, générateurs de misère et de criminalité, on avait dispersé à travers la ville les immeubles qui leur étaient réservés. Ainsi, la population locale et les colons d'origine terrienne avaient de nombreuses occasions de se rencontrer et de fraterniser, ce qui ne pouvait qu'améliorer la production.
Aucun des quatre associés ne fit de commentaires durant la visite guidée. Red Owens lui-même se retint d'exprimer son étonnement face à la rapidité avec laquelle la ville avait poussé au milieu de la savane, comme un champignon de métal et de plastique. Tous étaient fascinés par ce nouveau joyau de leur empire commercial.
— Voilà, annonça Ricardo Fiora lorsque la plate-forme se posa près d'une grande construction élancée. Vous avez vu l'essentiel. Si vous avez des questions...
— À quelle distance se trouvent les mines ? interrogea Sherwood.
— À une distance variant entre trente et deux cents kilomètres, le renseigna le premier magistrat. Tous les matins, des dizaines de glisseurs partent vers le nord, emportant les mineurs sur leur lieu de travail.
— N'aurait-il pas été plus simple de les loger sur place ? s'enquit Red Owens.
Le visage de Ronny Blade s'éclaira d'un sourire narquois.
— L'un des plus graves problèmes que rencontrent les entreprises comme la nôtre est la résistance des indigènes au mode de vie terrien, dit-il. Les parquer dans des baraquements aux abords des mines n'aurait fait qu'accentuer cette résistance. Cela les aurait coupés de leurs familles, auxquelles ils sont aussi attachés que les autres peuples humanoïdes. De plus, ce genre de « camps de travail » possède toujours un côté carcéral que nous avons toujours tenu à éviter.
— D'ailleurs, en raison de la rapidité des glisseurs en terrain plat, le trajet ne prend que quelques dizaines de minutes, assura Ricardo Fiora en descendant du véhicule. Venez, je vais vous présenter notre responsable minier, avec qui vous pourrez faire le point sur l'exploitation elle-même.
Le petit groupe entra dans la haute bâtisse blanche. Tout le rez-de-chaussée était occupé par un hall aux dimensions cyclopéennes, où la lumière du soleil déjà haut dans le ciel entrait par de vastes baies de métalloplastex. Des Terriens en collants colorés allaient et venaient, l'air affairé, porteurs d'épais dossiers et de micro-ordinateurs personnels. Il régnait une ambiance de fourmilière qui fit soupirer de satisfaction Andy Sherwood, grand paresseux devant l'Éternel, qui avait tendance à préférer voir travailler les autres.
Toujours guidés par Fiora, les quatre associés montèrent dans une cabine d'ascenseur translucide qui les emporta sans un heurt jusqu'aux étages les plus élevés de la tour, où se trouvaient les principaux services administratifs de la ville. Les doubles portes s'ouvrirent avec un chuintement sur une vaste pièce tendue de tissu crème, au centre de laquelle trônait un bureau de shuunk, ce « bois de verre » translucide strié de noir et de jaune.
— Votre bureau ?? demanda William Baker.
Fiora fit « non » de la tête.
— Le sien est à l'étage supérieur, dit une voix indubitablement féminine.
Tous se tournèrent avec un parfait ensemble vers son origine. Sortant d'une petite salle d'ordinateurs adjacente au bureau, une grande jeune femme aux cheveux d'or pâle se dirigeait vers eux, impeccablement moulée dans une mini-robe couleur chair qui mettait en valeur son opulente — et ferme ! — poitrine, ainsi que ses hanches à la courbe élégante et violoncelle. Des bottes courtes, sans talon, et un collier n'gharien ceignant son cou gracile complétaient son habillement pour le moins « minimaliste ».
— Sofia van Norden, présenta Ricardo Fiora. Elle supervise l'exploitation minière de votre concession.
— Enchantée de faire votre connaissance, assura la jeune femme en tendant la main. Je suppose que vous êtes Ronny Blade et que voici William Baker ?
— Exactement, fit Blade, un peu surpris. Vous semblez posséder une intuition remarquable...
— Intuition bien aidée par la consultation des archives, où vos portraits se trouvent mémorisés, rectifia Sofia avec un sourire qui découvrit deux rangées de dents aussi nacrées que des perles. Il est recommandé de connaître ses patrons, ajouta-t-elle avec un air narquois.
— « Patrons » qui sont au nombre de quatre, rappela Sherwood, un peu vexé d'être laissé de côté par une si jolie femme. Je suis Andy Sherwood — et voici Red Owens, le séducteur galactique !
Le commandant du Maraudeur s'étrangla, tandis que son visage prenait une teinte pivoine caractéristique. Bon nombre de qualificatifs pouvaient lui être appliqués, mais certainement pas celui de séducteur. Fort en gueule, ne s'en laissant pas conter même face aux pires forbans, Red Owens était victime d'une timidité maladive dès qu'il se trouvait en présence d'une représentante du beau sexe.
— Très heureuse de vous rencontrer, fit Sofia en serrant la main du rouquin, une expression d'amusement sur son joli visage. J'ai beaucoup entendu parler de vous et de vos exploits. Quant à vous, Andy Sherwood, n'essayez pas de me faire avaler des couleuvres ! Votre réputation de coureur de jupons est arrivée jusqu'à Joklun-N'Ghar. Si vous comptez me séduire avec votre baratin, vous faites fausse route !
La jeune femme avait parlé d'une voix douce mais ferme. Gêné, Sherwood regardait ses bottes avec obstination, cherchant visiblement une réplique qui lui permettrait de renverser la situation à son avantage.
Blade et Baker échangèrent un regard entendu. Il était rare de trouver quelqu'un qui fût capable de mettre Andy dans l'embarras.
— Je vais vous laisser en compagnie de nzuun van Norden, dit Ricardo Fiora. J'ai rendez-vous avec nos géologues experts dans un quart d'heure à l'autre bout de la ville.
Tous le saluèrent et il s'éclipsa par l'ascenseur, un pli soucieux sur son visage hâlé.
— Eh bien, messieurs, quel est le programme ? s'enquit Sofia.
— Nous pensions que c'était votre rayon, observa Baker.
Un rire cristallin cascada des lèvres de la jeune femme.
— Je suis une technicienne, pas un guide touristique. Que diriez-vous d'un verre ?
— Ce serait avec plaisir, assura Andy Sherwood. Pour moi, ce sera un R'Toox bien frappé, avec une pointe de séghir mauve.
L'ironie pétillait dans le regard que Sofia van Norden posa sur lui.
— On ne trouve pas de séghir sur Joklun-N'Ghar. Les indigènes ne le supportent pas, un peu comme les Amérindiens avec l'alcool. L'importation en a été interdite l'année dernière, après les émeutes de K'Julgh, à la pointe sud du continent.
— Des émeutes ? interrogea William Blade.
— Vous avez certainement entendu parler des Ophiolâtres ? Pour entraîner avec eux le gros de la population indigène de ce port franc, ils ont organisé une grande distribution gratuite de séghir ambré. Ensuite, les chamanes n'avaient plus qu'à faire monter la fièvre — exhortations, prêches, appels au soulèvement.... Dix mille N'Ghariens rendus fous par le séghir ont déferlé sur les quartiers des colons. Sans l'intervention de la « spatiale », qui les a dispersés à l'aide de gaz lacrymogènes et urticants, il est probable que tous les ressortissants terriens auraient été massacrés.
Un lourd silence succéda à cette tirade. Red Owens, avec un soupir, se laissa tomber dans un grand fauteuil recouvert de cuir d'o'onxx, un genre d'antilope locale, et tira de sa poche un cigare de Wiirm IV, qu'il entreprit d'allumer à l'aide d'un briquet-laser à la silhouette élégante de soucoupe volante.
— Nous avons déjà eu vent des méfaits des Ophiolâtres, dit Ronny Blade. Le gouverneur les présentait comme une secte violemment anti-terrienne.
La jeune femme hocha la tête.
— Tout à fait. Avant notre arrivée, ce n'était qu'un culte marginal de la zone équatoriale, qui comptait peut-être sept ou huit mille adeptes. Puis l'inévitable mécontentement de certains face à la colonisation s'est cristallisé autour des chamanes — qui, soit dit en passant, ne perdent pas une occasion de jeter de l'huile sur le feu !
— Le gouverneur semblait croire qu'ils étaient manipulés par des N'Ghariens évolués.
Sofia haussa les épaules.
— Le gouverneur peut dire ce qu'il veut. Si vous voulez mon avis, les quelques milliers d'indigènes éduqués à la terrienne n'ont aucun intérêt à ce que les choses changent. Ils risqueraient d'ailleurs d'être les premières victimes d'une victoire ophiolâtre, en raison de leur activité de « collaborateurs » que les isolationistes ne manqueraient pas de souligner.
— Vous ne croyez donc pas à une manipulation ? interrogea William Baker.
— Oh ! si, j'y crois. (Une ombre passa sur le visage finement dessiné de la jeune femme.) Je crois que le Grand Serpent du Temps a tout intérêt à ce que les Terriens s'en aillent.
— Le Grand Serpent du Temps ? répéta Sherwood. Encore faudrait-il qu'il existe !
Ronny Blade lui fit signe de se taire et demanda :
— Et vous avez une idée de qui il pourrait être ?
Sofia le dévisagea avec surprise.
— Non, pas la moindre. Mais une chose est certaine : il dicte ses instructions aux chamanes durant leur transe sacrée, obtenue à l'aide de substances psychotropes comme le champignon g'zuunta et la liane y'aggé. (Elle alla à la fenêtre et contempla d'un air triste la ville qui s'étendait à ses pieds.) Quand les mineurs se sont mis en grève, je venais tout juste d'arriver et...
— Quels mineurs ? la coupa Baker.
Elle fit volte-face. Ses lèvres et ses yeux brillaient.
— Vous n'êtes pas au courant ? Par deux fois, les chamanes ont poussé nos mineurs à la grève générale ! Il a fallu les renvoyer dans leurs villages d'origine et en engager d'autres, en provenance de régions où les Ophiolâtres n'ont aucune influence.
Fiora nous a menti, songea Ronny Blade. Par omission, mais il nous a menti. Pour quelle raison ? Il devait bien se douter que Sofia vendrait la mèche....
— Ça a dû coûter pas mal de blé, intervint Sherwood. Bon, on le boit, ce verre ? Je commence à me sentir franchement desséché, moi !
Sofia van Norden claqua des doigts et un petit meuble noir, de forme cylindrique, se détacha de la cloison pour venir se planter au milieu de la pièce, où il s'ouvrit comme une fleur pour révéler ses entrailles garnies de verres et de bouteilles. Répondant à la demande de chacun, une demi-douzaine de bras articulés, terminés par de petites mains à quatre doigts gantées de blanc, préparèrent cinq cocktails à base de R'Toox.
— Jolie machine, apprécia Red Owens en tapotant l'arceau supérieur du bar cybernétique. J'ignorais qu'on en fabriquait encore.
— Il vient d'Extroil, expliqua Sofia. Pour en revenir à ce que je disais, la situation est assez délicate en ce moment. Ici, à Yungkhar, nous avons réagi assez vite pour éviter une trop longue interruption des chaînes de production — mais ailleurs, sur d'autres concessions ne pratiquant pas notre politique d'intégration, on a frôlé la catastrophe. Chaque installation minière vit désormais en autarcie. Dans beaucoup d'endroits, on parque les mineurs indigènes comme du bétail, sous la surveillance de gardes armés. Ils ne sortent de leurs enclos de barbelés que pour aller travailler, et reçoivent parfois le fouet ; avant les grèves et les émeutes, leur sort était bien plus enviable, mais les trusts concurrents ne prennent aucun risque.
— Et ce faisant, ils jouent le jeu des Ophiolâtres, nota Baker. Le procédé est classique : on dénonce une répression fictive, au point de provoquer des événements — révoltes, grèves, émeutes — qui entraînent une répression bien réelle, laquelle sert de justification a posteriori pour les événements réprimés.
— Si tu veux mon avis, fit Sherwood, Fiora ne s'en est pas trop mal tiré, puisqu'il a évité la répression — et, donc, l'engrenage de violence qui en découle.
— Vous voulez dire que vous n'en saviez rien ? s'étonna Sofia.
Red Owens et William Baker hochèrent la tête avec un parfait ensemble, mais Ronny Blade ne semblait pas approuver.
— Fiora aurait dû nous mettre au courant dès notre arrivée.
— Sans doute a-t-il cru que nous le sanctionnerions pour n'avoir pas su éviter la grève, observa Baker.
— Il nous connaît trop bien pour cela. Non, il doit y avoir autre chose... Vous avez une idée, Sofia ? Vous permettez que je vous appelle Sofia ?
— Bien sûr... Ronny, répliqua la jeune femme en battant des paupières.
Puis, redevenue sérieuse :
— Le renouvellement, à deux reprises, des mineurs a coûté très cher, à cause des lois sociales élaborées qui protègent la main-d'œuvre indigène.
— Des lois sociales ? s'écria Andy Sherwood. Comment expliquez-vous, dans ce cas, que les gars des autres concessions puissent réduire leurs travailleurs à un quasi-esclavage ?
— Un décret du gouverneur autorise de telles pratiques, mais en cas de licenciement suivi de renvoi dans ses foyers, un N'Gharien doit être largement indemnisé, même s'il est limogé à la suite d'une grève illégale.
« Et, sur Joklun-N'Ghar, toutes les grèves le sont.
— Je n'aime pas ça, grommela Red Owens. Tout, sur cette planète, semble être fait pour préparer une explosion de violence.
— Ce qui serait pour le moins préjudiciable à la bonne santé de nos affaires, remarqua Sherwood avec cynisme, avant de vider son verre de R'Toox agrémenté de quelques gouttes de calvados.
Après un après-midi passé à discuter et à étudier les chiffres de production, les quatre associés convinrent qu'ils avaient bien mérité un bon repas. Sofia van Norden les pilota vers un excellent restaurant français, tenu par un vétéran des guérillas du Sagittaire, où l'on servait également des spécialités locales, que préparait un authentique g'raghyr selon les méthodes traditionnelles des îles R'Kavon.
L'endroit était accueillant, avec son éclairage tamisé et son décor de plantes grimpantes. Les quatre hommes et la jeune femme furent installés à une table située à l'écart par un serveur habillé de blanc, à la boutonnière duquel était piqué un œillet écarlate.
— Que nous conseillez-vous ? demanda Blade à Sofia en dépliant le menu, calligraphié sur parchemin.
— De choisir votre camp, répondit sans hésiter la ravissante créature. Cuisine française ou n'gharienne ; le mélange est fortement déconseillé.
— Je crois que je vais opter pour la première, laissa tomber Red Owens. J'ai conservé un assez mauvais souvenir des plats locaux.
— Je vais te suivre, dit aussitôt Andy Sherwood. La découverte de sensations exotiques sera pour plus tard.
— Et vous, Sofia ? s'enquit William Baker.
— La cuisine n'gharienne, sans hésiter.
— Je vais en faire autant, dirent en chœur Blade et Baker.
La jeune femme éclata de rire tandis qu'ils se considéraient avec un étonnement non feint.
— Vous avez raison, dit-elle en étouffant son fou rire. Il ne faut pas oublier que Joklun-N'Ghar est une planète ; il y a à sa surface autant de façons de faire la cuisine qu'il en existait sur la Terre voici cinq mille ans. De plus, celle qu'on sert ici est censée avoir des vertus thérapeutiques. Le g'raghyr viendra lui-même palper notre pouls avant de doser les différents ingrédients.
— Quoi ? s'écria Andy Sherwood. C'est un cuistot ou un médecin ?
— Un peu des deux, répondit Sofia. Il est aussi vaguement sorcier, si vous voulez mon avis. Il devine si bien les gens...
— La prise de pouls est un important élément de diagnostic dans la médecine ayurvédique[2], rappela Blade. Les N'Ghariens étant semblables à nous, quoi d'étonnant de découvrir ici des méthodes identiques ?
— Et comme en Ayurveda, renchérit la jeune femme, la composition des plats joue un rôle dans le traitement.
— Aucun d'entre nous n'est malade, observa Sherwood.
Baker lui donna une bourrade amicale.
— En tout cas, ça ne peut pas nous faire de mal. Et puis, l'idée de me faire prendre le pouls avant le repas m'amuse beaucoup... L'homme a parfois de drôles d'idées.
— Il y a un proverbe hindou qui dit que si tu laisse un médecin indien te prendre le pouls, il saura tout de toi, fit ironiquement Ronny Blade. Je ne partage pas ton scepticisme, Will. L'empirisme a souvent donné d'excellents résultats, au cours de l'histoire humaine. Et je suis certain que ce que nous mangeons n'en sera que meilleur.
L'éclat de rire d'Andy Sherwood fut interrompu par l'arrivée du maître d'hôtel. Celui-ci prit consciencieusement les commandes, puis annonça que le g'raghyr Ffangzeng allait venir en personne « accorder » chaque plat avec l'état de santé de celui qui l'avait commandé.
Quelques instants plus tard, un N'G'harien de très haute taille, vêtu d'un pagne de cuir, une toque blanche plantée sur le crâne — règlements sanitaires obligent ! — vint se planter près de leur table. On n'aurait pu lui donner un âge, mais tous sentirent que cet homme était très vieux, et qu'une formidable expérience, alliée à une grande intelligence, se dissimulait derrière l'éclat sombre de ses yeux étirés vers les tempes.
Sans un mot, il s'empara du poignet de Baker, posant trois doigts sur la veine qui affleurait. Will put sentir les infimes mouvements que g'raghyr effectua alors, sans doute afin d'obtenir une meilleure sensibilité.
Puis l'indigène retira sa main et dit quelque chose en une langue déliée et musicale, bien différente des dialectes rugueux des chasseurs-collecteurs de la jungle.
— Qu'avez-vous commandé ? s'enquit le maître d'hôtel.
Déglutissant avec peine, comme si cette mini-cérémonie l'avait impressionné malgré lui, Baker le lui dit.
La même scène se répéta avec Sofia et
Ronny Blade, à cette différence qu'après avoir entendu la liste des plats commandés par celui-ci, le g'raghyr lui annonça que les viandes grasses lui étaient interdites, à cause de son cœur, et remplaça d'office le cuisseau d'antilope par un petit oiseau rôti.
— Drôle de bonhomme, commenta Sherwood quand le cuisinier fut reparti. Alors, comme ça, tu es cardiaque, Ronny ?
Blade secoua la tête, un sourire crispé sur les lèvres.
— Il y a quelques siècles, je le serais sans doute devenu. Ce que m'a dit ce... g'raghyr m'inquiète un peu. Je me ferai faire un bilan dès mon retour sur Terre ; on ne sait jamais. Je n'oublierai pas de sitôt son regard quand il a retiré ses doigts. J'ai eu l'impression qu'il avait regardé au fond de moi.
Ni Blade, ni Baker ne regrettèrent d'avoir choisi la cuisine de l'étrange chamane. Ils passèrent l'essentiel du repas à complimenter Sofia pour le choix du restaurant. Red Owens et Andy Sherwood, qui se sentaient laissés à l'écart, mangèrent en silence leur entrecôte marchand de vin accompagnée de pommes de terre. Le second essaya bien de placer quelques plaisanteries, mais toutes tombèrent à plat.
— Y a-t-il quelque chose qui ressemble à une boîte de nuit dans cette fichue ville ? demanda-t-il à la fin du repas.
— Eh bien, vous avez le Serpentin couronné et Y Étoile du Petit Matin. La première est plutôt fréquentée par les ouvriers et la seconde par les cadres.
Andy poussa du coude le pacha du Maraudeur.
— Qu'est-ce que tu dirais d'aller t'encanailler ?
Red Owens grogna quelque chose d'indistinct. Il était visiblement d'assez mauvaise humeur.
— En tout cas, vous irez sans moi, annonça la jeune femme. Je travaille très tôt demain ; je vais rentrer me coucher.
Une expression de dépit se peignit sur les visages de Blade et Baker, tandis qu'une grimace ironique déformait les traits barbus de Sherwood.
— Vous pouvez prendre votre matinée, avança Baker.
— Nous sommes vos employeurs, renchérit Blade. Personne ne vous reprochera d'arriver en retard.
Sofia van Norden secoua la tête.
— Je vous remercie, mais il faut vraiment que j'y aille. (Elle se leva, enfila son imperméable transparent qui ne dissimulait rien de sa plastique mise en valeur par la mini-robe.) Merci pour le repas. Nous nous voyons demain, je suppose ?
Et, envoyant un baiser du bout des doigts à Ronny Blade, elle s'éclipsa sur ses hauts talons.
Un silence pesant succéda à son départ.
— Eh bien ! Il ne vous reste plus qu'à nous accompagner ! claironna Andy Sherwood, qui avait du mal à se retenir de pouffer devant la déconvenue de ses deux associés.
Le Serpentin couronné était un endroit minable, où des néons pisseux et des spots baveux trouaient une pénombre enfumée. Il y avait une telle cohue que les quatre hommes mirent dix minutes avant de pouvoir atteindre le bar, où on leur servit un whisky tiédasse allongé d'un R'Toox qui ne s'était jamais approché à moins de dix parsecs de Vénus. La musique, une succession criarde d'airs à la mode, rendait toute conversation impossible.
Andy Sherwood avisa une superbe créature d'une trentaine d'années, dont les seins fermes tendaient une combinaison très ajustée, serrée à la taille par une large ceinture. S'excusant par gestes auprès de ses compagnons, il s'avança sur la piste et entreprit de se trémousser, imitant avec gaucherie les déhanchements et les ondulations des danseurs qui l'entouraient. L'opulente blonde eut l'air de trouver cette démonstration à son goût, car elle vint danser près de lui, le frôlant au passage.
Constatant que Red Owens en était à son quatrième verre, Blade et Baker décidèrent d'un commun et implicite accord de rentrer à l'hôtel.
La fraîcheur de la nuit leur parut délicieuse, j après la moite touffeur du Serpentin couronné. Ils firent quelques pas le long de la petite rue bordée d'immeubles bas, se retrouvèrent sur une place circulaire au centre de laquelle chantait une fontaine entourée de massifs de fleurs tropicales. Blade se laissa tomber sur la margelle et tira de sa poche un étui humidificateur pour cigares.
— Tu en veux un ?
— Pourquoi pas ?
Ils allumèrent leurs barreaux de chaise et fumèrent un moment en silence. Il était tard et tous deux se sentaient fatigués.
— Apparemment, tu as l'avantage, dit soudain Baker.
Ronny le regarda avec curiosité, tiré de sa rêverie par l'insolite remarque de son ami.
— Pardon ?
— Avec Sofia van Norden, voulais-je dire, compléta Will. C'est à toi qu'elle a envoyé un baiser en s'enfuyant comme une voleuse.
— Il faut croire que j'ai su mieux manœuvrer que toi. Ou que j'ai plus de charme...
Baker lui donna une bourrade amicale.
— L'important est que nous soyons satisfaits de notre personnel.
— Nous partons demain, rappela Blade.
Direction Nylghur — et ensuite, Yegg-Sh'Tra, le continent aux dinosaures !
— Je trouve fascinant l'idée que ces grands reptiles, disparus sur Terre voici soixante millions d'années, puissent avoir survécu sur Joklun-N'Ghar, même si ce n'est que sur un petit continent. Je me demande s'il existe une explication.
— Il y en a certainement une, mais quelqu'un l'a-t-il découverte ? Il faudra poser la question à notre retour à Nylghur. Cela dit, on peut en imaginer quelques-unes — comme une pluie de météorites laminant un hémisphère mais pas l'autre, ou un bouleversement climatique, un basculement de l'axe des pôles...
Un hurlement, indubitablement produit par une voix féminine, s'éleva dans la nuit tiède. En une fraction de seconde, les deux hommes furent sur pied, tous les sens en alerte.
— Tu as une idée de la direction du cri ? demanda Blade.
— Pas la moindre. Je regrette de ne pas avoir pris d'arme. Mais qui aurait pu deviner qu'à Yungkhar...
Un second hurlement perça la nuit. Un cri de bête affolée.
— Par là ! s'écria Baker.
Suivi de son associé, il contourna la fontaine et s'engagea dans une ruelle obscure, entre deux entrepôts fermés à cette heure tardive. Ses yeux s'habituant à la pénombre, il ne tarda pas à distinguer deux silhouettes humaines, fort occupées à en tabasser une troisième, à environ cent mètres de l'entrée de la ruelle.
— Arrêtez ! cria-t-il.
Les silhouettes se figèrent. Les deux amis n'étaient plus qu'à quelques pas d'elles quand l'éclair d'une lame scintilla dans la nuit. Regrettant l'absence de Red Owens, sur qui l'on pouvait toujours compter pour faire le coup de main, William Baker décocha un coup de pied dans le bas-ventre de l'homme au couteau. Celui-ci — un N'Gharien — se plia en deux. Baker le cueillit d'un genou à la pointe du menton et il tomba en arrière, groggy.
De son côté, Ronny Blade avait réglé son compte au deuxième agresseur — un N'Gharien, lui aussi — qui gisait à présent sur un tas d'immondices, le nez cassé et la mâchoire en bouillie.
Baker se pencha sur la victime. Il s'agissait bien d'une femme.
— Une N'gharienne ! grogna Blade par-dessus son épaule. Nous venons d'interrompre un règlement de comptes entre indigènes.
— Elle a l'air mal en point. Ils étaient en train de la battre à mort. Nous sommes arrivés à temps — enfin, je l'espère.
L'un des agresseurs bougea. Blade le renvoya d'un uppercut dans les bras de Morphée.
— Reste là, décida-t-il. Je retourne au Serpentin couronné, chercher Red et Andy.
— Et appeler une ambulance, compléta William. Pendant que tu y es, préviens aussi notre police privée de venir coffrer ces deux ordures !
Ronny acquiesça et partit au pas de course en direction de la boîte de nuit.
Dans les bras de Baker, la jeune fille ouvrit les yeux et se raidit en découvrant un visage de Terrien penché sur elle.
— Llambika... Llambika sverjievoj..., murmura-t-elle.
— Du calme, c'est fini. Vous êtes sauvée.
L'indigène fit une tentative pour s'asseoir, mais les forces lui manquaient. Elle retomba avec un grognement rauque.
— Llambika ! gémit-elle.
Conscient d'une présence derrière lui, Baker voulut se retourner, mais un objet contondant percuta son crâne avec violence et il perdit connaissance, furieux de ne pas avoir mieux surveillé les deux N'Ghariens à terre.